Ben Johnson: le héros déchu des Canadiens

Dans l'esprit de nombreux Canadiens, les années 80 ont été marquées par les excès et les dieux du stade. Rien ne semblait arrêter ces athlètes apparemment surhumains – jusqu'au jour fatidique où Ben Johnson a été accusé de dopage.

Imaginez deux sprinters dignes d'Usain Bolt sur une piste de 100 mètres olympique. Deux sprinters issus de pays frontaliers. Imaginez maintenant que l'un de ces pays soit convaincu de se faire constamment voler la vedette par son tapageur, éclatant et tonitruant voisin.

C'est dans ce contexte que Ben Johnson et Carl Lewis prennent position sur la ligne de départ. Un an avant les Jeux Olympiques de 1988 à Séoul, Bob McKeown, de la CBC, qualifie Ben Johnson de fantastique mécanique de course. Il vient à l'époque de battre le record du monde en salle du 60 mètres. La nation bombe le torse de fierté: sur la piste, ce sprinter virtuose s'apparente plus à une machine qu'à un homme, et notre pays a façonné ce champion.

Ben Johnson bondit si vite des blocs qu'il est parfois accusé, à tort, de faux départ. En réalité, il jaillit de ses blocs en 127 millisecondes alors que seuls les départs en moins de 120 millisecondes après le coup de pistolet sont invalidés. Cet athlète représente le produit de la sélection naturelle, nourri par le savoir-faire et le sens éthique des Canadiens.

Au moment des Jeux, Carl Lewis est le champion olympique en titre du 100 mètres, avec quatre médailles d'or à son actif en 1984. Ben Johnson détient quant à lui le record du monde au 100 mètres avec une performance de 9,83 secondes aux championnats du monde de 1987 à Rome, où il a pulvérisé la performance de Calvin Smith, un autre Américain. Ben Johnson est une force irrésistible: avant les Jeux, il bat régulièrement Carl Lewis.

À l'été et à l'automne 1988, le mur de Berlin se dresse encore entre les deux Allemagnes et l'URSS campe fermement ses positions face aux États-Unis. Pendant la guerre froide, le sport devient un instrument de compétition entre les blocs de l'Est et de l'Ouest. En Amérique du Nord, malgré leur statut d'allié, les États-Unis et le Canada entretiennent également une rivalité palpable. Chaque camp justifie l'utilisation des produits dopants et masquants sous prétexte que l'autre en fait autant.

En 1988, le complexe d'infériorité canadien prend déjà un sérieux coup de massue. En août, le public se demande si la Chambre des Communes ne doit pas intervenir pour bloquer le transfert de Wayne Gretzky des Oilers d'Edmonton aux Kings de Los Angeles. Et pendant la campagne électorale fédérale, le débat entre le premier ministre Brian Mulroney et le leader libéral John Turner tourne principalement autour de l'accord de libre-échange avec les États-Unis, source de vives inquiétudes sur la souveraineté du Canada.

C'est dans ce contexte tendu que Ben Johnson, une montagne de muscle gonflée aux stéroïdes, s'apprête à entrer dans la compétition à l'âge de 26 ans. Seule ombre au tableau: il s'est déchiré le tendon gauche au printemps. Plus tard, le coureur expliquera avoir pris des stéroïdes prescrits par son médecin, Jamie Astaphan, pour accélérer sa convalescence. Cet acte explique probablement le contrôle positif au stanozolol, un terme que même les plus mauvais en orthographe ont rapidement mémorisé.

Ben Johnson bat son rival américain à plates coutures et crée la surprise générale. Carl Lewis s'envole des blocs de départ quatre petits centièmes de seconde avant Ben Johnson, mais Big Ben le bat à chaque intervalle jusqu'à la marque des 80 mètres. L'issue de la course est scellée, la foule canadienne est en délire et se délecte de l'expression sur le visage de Carl Lewis. Ben Johnson lève le bras en l'air et franchit avec une aisance incroyable la ligne d'arrivée en 9,79 secondes. C'est la première fois qu'un 100 mètres olympiques réunit quatre hommes qui passent sous la barre des 10 secondes. Pourtant, Ben Johnson gagne haut la main. Un exploit digne de Wayne Gretzky, inscrit au firmament des champions dans le livre des records de la LNH.

Personne ne se doute à ce moment que la course restera dans l'Histoire pour des raisons peu glorieuses. La finale a lieu un samedi. En raison du décalage horaire, une grande partie du Canada veille pour regarder l'exploit de Johnson tandis que l'autre se réveille le lendemain matin en apprenant l'heureuse nouvelle. Sans Internet ni couverture télévisuelle permanente, les nouvelles se colportent à l'époque plus lentement. Dans les milieux du sport, la rumeur se répand que Ben Johnson a été contrôlé positif au test antidopage de Séoul.

Le lundi, le couperet tombe: la médaille d'or est rendue à Carl Lewis et Ben Johnson est dépossédé de son record mondial. La joie de la nation s'éteint comme un feu de paille. Après avoir attendu si longtemps un moment de gloire à l'issue d'une course d'une poignée de secondes, la déception est sévère pour les Canadiens.

Le pays passe du déni à la colère plus rapidement qu'un Ben Johnson dopé aux stéroïdes, sans prendre le temps de la négociation, de la dépression et de l'acceptation. La cassure est nette. Après avoir tergiversé brièvement sur des théories de conspiration américaine, le pays se livre à une séance d'auto-flagellation collective. Comment avons-nous pu y croire? Comment avons-nous fait semblant de ne pas remarquer les yeux jaunis de Ben Johnson, signe manifeste de l'utilisation de stéroïdes? Pourquoi n'avons-nous pas fait valoir que le CIO avait admis du personnel non autorisé dans la zone de contrôle antidopage, afin d'invalider les résultats du test sur la base d'une erreur technique?

L'incident sportif prend une dimension internationale. Ben Johnson, qui n'a jamais eu la réputation d'être un cerveau, ne peut rien faire pour se sortir de ce mauvais pas. Il reste convaincu qu'il a été victime d'une machination américaine.

«Les Américains ont besoin d'être premiers en tout, a-t-il déclaré en 2008 au Daily Mail, un journal populaire anglais. C'est leur mentalité. J'avais déjà battu Carl trois fois avant les Jeux. Ils m'ont fait avaler un cocktail suffisant pour tuer un cheval. De la malchance au contrôle antidopage? Je dirais plutôt que j'ai eu de la chance de repartir de Séoul vivant.»

De manière générale, les Canadiens ont tendu les mains pour mieux se faire taper sur les doigts, avec le sentiment d'avoir été pris en flagrant délit. La commission d'enquête Dubin révélera par la suite que les problèmes de dopage affectaient l'ensemble du monde de l'athlétisme canadien, et dépassaient largement les cas de Ben Johnson, de son entraîneur Charlie Francis et du Dr Astasphan.