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Il y a 30 ans mourait le Petit Prince



- «Bonjour Montréal? Ici la Belgique. Vous avez un appel en PCV* de monsieur Christian Tortora. Vous acceptez les frais?»

Il était six ou sept heures du matin. J’avais à peine 21 ans et je travaillais comme journaliste sportif à CJMS. Ce matin-là du 8 mai 1982, je devais être en congé alors je m’étais couché plutôt tard la veille, loin de me douter du réveil brutal qui m’attendait. Les yeux mi-clos, j’ai accepté l’appel. À l’autre bout du fil, Torto était en hyperventilation et parlait à toute vitesse.

- «Charles-André, c’est grave. Gilles a eu un accident. Magne-toi et file à la station à toute vitesse. C’est très sérieux.»

- «Mais Torto, qu’est-il arrivé?»

- «Je n’ai pas le temps de t’expliquer. File à la station et rappelle-moi dès que tu arrives.»

Clic. Il avait raccroché.

Je me suis habillé en vitesse, je suis monté à bord de ma petite Renault 5 GTS Sport, et j’ai enfreint toutes les limites de vitesse de l’époque pour me rendre, en un temps record, de NDG aux nouveaux studios de CJMS situés à l’angle de Papineau et Dorchester (la rue n’avait pas encore été baptisée René-Lévesque puisqu’il était encore vivant et Premier ministre du Québec).



Cinq minutes après être entré dans l’édifice, je me retrouvais en ondes avec une première intervention en direct de Torto. C’est alors que j’ai appris, comme tout le monde, que Gilles avait eu un terrible accident, que sa Ferrari s’était envolée après avoir touché l’arrière de la March de Jöchen Mass qui roulait plus lentement et, pire encore, que celui qu’Enzo Ferrari appelait affectueusement son «Petit Prince canadien» avait été éjecté dans les clôtures en bordure du circuit de Zolder. Ce fut une matinée infernale. Bien avant l’information instantanée de l’ère Internet, les fils de presse de toutes les salles de nouvelles du monde acheminaient nouvelles et rumeurs à une folle cadence. Tantôt Gilles avait déjà été déclaré mort, d’autres disaient que son état était stable, il me semble même avoir vu passer une dépêche rassurante affirmant que sa femme, Joan, avait pu lui parler. Sur place à Zolder, Christian Tortora a probablement passé autant de temps à obtenir les dernières informations qu’à démentir les fausses rumeurs véhiculées par certaines agences. Gilles avait eu un accident, mais nous n’avions bien sûr pas vu les images à la télé et encore moins sur le web (qui n’était encore qu’un jouet pour le gouvernement américain).

Je me souviens d’avoir réalisé des entrevues au cours de la matinée avec les parents de Gilles: Georgette et Séville. La mère, comme toutes les mères, était inconsolable, se préparant à affronter le pire, convaincue, plus le temps passait, qu’on lui annoncerait bientôt la mort de son fils aîné. Le père, comme tous les paternels, s’efforçait de rester optimiste, de rappeler que son Gilles n’était pas un garçon comme les autres, qu’il était fait fort, qu’il n’en était pas à son premier gros accident. Je l’entends encore me raconter la fois où Gilles a eu tel ou tel accident comme pour conjurer le sort et se rassurer que les nouvelles seraient bonnes.

À VOIR | La carrière de Gilles Villeneuve en photos...

J’avais à peine 21 ans. Un mois plus tôt, après le Grand Prix des États-Unis couru à Long Beach, Gilles Villeneuve était venu à Montréal pour faire la promotion du Grand Prix du Canada qui serait présenté le 13 juin. À l’époque, les promoteurs invitaient les journalistes à un lunch en présence de Gilles au restaurant Hélène-de-Champlain sur l’Île Sainte-Hélène. Rien à voir avec les conférences de presse que tiendrait un jour son fils, courues par des centaines de journalistes et de m'as-tu-vu. Nous étions tous assis à la même table. Il y avait Torto, le bon vieux Gilles Bourcier de la Presse, le toujours aussi grognon Pierre Lecours du Journal de Montréal, le discret François Lemenu du Devoir et le jovial Guy Robillard de la PC. Il devait bien y avoir aussi un ou deux journalistes anglophones, mais au début des années 80, on ne leur parlait pas et c’était réciproque.

Ce matin-là du 8 mai 1982, en entrevue téléphonique avec un Séville Villeneuve intarissable sur les exploits de son fils et que j’enregistrais sans trop écouter, je revivais ce qui s’avérerait le dernier repas qu’auront partagé certains journalistes de Montréal, dont moi, avec Gilles Villeneuve. Difficile de ne pas m’en souvenir parce qu’il s’était joyeusement moqué de moi devant tous mes confrères, toujours amusés de voir une verte recrue recevoir une grosse leçon d’humilité.

Il faut dire qu’à l’époque, Torto n’était pas capable techniquement de nous envoyer, depuis l’étranger, des « entrevues » avec les pilotes de F1. Il me refilait le numéro de téléphone de leur hôtel, les prévenait que j’appellerais et me dictait les questions à poser. Or, en début de saison, j’avais fait une gaffe en me gourant sur le décalage horaire entre Kyalami et Montréal, appelant Gilles Villeneuve dans sa chambre d’hôtel, la veille du Grand Prix d’Afrique du Sud, à 2h30 du matin. Après m’avoir vertement engueulé, il m’avait tout de même accordé une courte entrevue. C’était une autre époque. Quelques mois plus tard, au début avril 1982, Gilles n’avait pas oublié l’incident pour autant.

En me voyant, il m’avait apostrophé, sans ménagement, devant tout le monde.

- «Toi, mon p’tit criss, je vais t’acheter une montre.»

Je me suis confondu en excuses. Tout le monde, même les Anglais, a bien ri de ma bourde de janvier. Un peu plus tard pendant le lunch, voyant que j’étais encore penaud, Gilles m’avait lancé un clin d’œil et voulut se faire rassurant.

- «T’en fais pas le kid, je ne suis pas rancunier. Mais la prochaine fois que tu m’appelleras, fais attention au décalage horaire.»

Inutile de vous dire qu’à ce jour je suis toujours plus que vigilant quand vient le temps de téléphoner à l’étranger.

Un mois plus tard, Séville continuait de discourir lorsque j’ai entendu, derrière lui, Georgette pousser un cri de mort. Il s’arrêta net. Sur l’un des écrans de télévision de la salle de nouvelles, un bulletin spécial d’information annonçait, c’était au Canal 10 je crois, la mort de Gilles Villeneuve. Au même moment, un voyant lumineux sur le téléphone m’avertissait que Torto appelait.

- «Ils viennent d’annoncer à la télé que Gilles est mort. C’est vrai?» m’a demandé Séville, incrédule, tandis que son épouse continuait de hurler sa peine.

Je me suis mis à trembler.

- «J’ai Torto sur l’autre ligne. Je vous reviens Séville.»

La nouvelle se confirmait. Le Petit Prince était mort. Il fallait aller en ondes. J’en ai oublié Séville qui attendait sur la ligne. Je ne me souviens plus trop du reste, sinon que je suis resté à la station jusqu’à très tard ce soir-là. Je ne me souviens plus du reste sinon que j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps en rentrant chez moi en plein milieu de la nuit. Je ne pleurais pas tant le départ de Gilles que la cruauté du destin. J’avais à peine 21 ans et c’est ce jour-là seulement que j’ai réalisé qu’il n’y a pas que les vieux qui meurent. C’est ce jour-là que je me suis mis à détester la mort avec passion.

C’est ce jour-là où je me suis juré de lui dire ma façon de penser le jour où elle se pointera à ma porte.

En vidéo, un court documentaire relatant les circonstances entourant la mort de Gilles Villeneuve:



*Paiement contre vérification, en Europe. L’équivalent d’un appel à frais virés chez nous.